État d’urgence, sécu­ri­té : après de pre­miers échanges et par­tages en décembre, nous avons ce mois-ci invi­té cha­cun à réagir à cette envo­lée sécu­ri­taire en pro­po­sant des textes inédits, écrits pour l’occasion. Merci pour ces créa­tions, qui sur des tons variés tous nous rap­pellent ce que ces ges­ti­cu­la­tions ont d’ubuesque : dan­ge­reux, into­lé­rable, et absurde. Souhaitons que leur lec­ture dis­si­pe­ra pour un moment, et davan­tage ! les sombres nuages que fait pla­ner sur nous l’état de sécu­ri­té.

Comment savoir d’après ces images si l’assigné à rési­dence se radi­ca­lise parce qu’il est assi­gné à rési­dence ou s’il se déra­di­ca­lise jus­te­ment parce qu’il est assi­gné à rési­dence ? Ce sont les ques­tions que pose le jour­na­liste à l’écran et que je me pose aus­si, mais com­ment y répondre, mon­sieur le ministre ? Hélas, l’écran de contrôle citoyen ne nous donne pas à voir ce qui se passe dans le crâne de l’assigné à rési­dence poten­tiel­le­ment radi­ca­li­sé, même si le moindre indice doit être rele­vé.

Madame A. demande à plu­sieurs reprises presque en riant (encore l’effet des­dites drogues) si tout cela est bien sérieux. Nous lui rap­pe­lons avec la plus grande fer­me­té que l’état d’urgence n’appelle pas la plai­san­te­rie car c’est bien en guerre que nous sommes. Voyant Madame A. dési­reuse de pour­suivre par un dis­cours qui n’avait mani­fes­te­ment d’autre but que de retar­der la pro­cé­dure, nous lui rap­pe­lons qu’il n’est plus l’heure de s’égarer au nom de grandes valeurs.

Une peur brech­tienne, en somme, celle de «Grand-Peur et misère du IIIe Reich», qui décrit, avec une luci­di­té pro­pre­ment stu­pé­fiante, non pas la crainte des atro­ci­tés, mais cette catas­trophe lente à venir qui consiste en la lente et banale sub­ver­sion des esprits, s’exprimant d’abord sur les scènes d’un lan­gage déré­glé.

Longtemps les hommes son­dèrent des cloi­sons chaque cen­ti­mètre qu’un car­ré contient puisqu’aucun livre, aucun papier, aucun car­ton. L’un d’eux dit : rien ; l’autre : les sou­ve­rains ren­sei­gne­ments assurent qu’A. n’a quit­té ni la ville ni le pays ; encore (le troi­sième pro­ba­ble­ment) : pas éton­nant que soyons si peu, c’est vrai­ment du menu fre­tin. Oui mais (le pre­mier et l’autre tou­jours d’accord) faut se méfier de l’eau qui dort.

— Mais c’est comme avoir une sale musique dans la tête en per­ma­nence, ce truc-là. Tu te lèves le matin, le gaffe est là à t’attendre. Tu manges, il te voit mas­ti­quer. Tu vas chier ou pis­ser, tu laisses la porte ouverte pour qu’il sur­veille ce que tu fais. Il tient à jour un agen­da de ce que tu fais, mais où, et en quelle quan­ti­té, quelle sub­stance, quelle odeur, quelle tex­ture, mais tu veux que je te dise ? Mais c’est pas ça le pire !

Celui qui a lu ce texte : assi­gné. Doit poin­ter trois fois par jour au com­mis­sa­riat. Demandez-lui s’il ne regrette pas. Il dit qu’il ne recom­men­ce­ra plus jamais à lire ce texte. Mais main­te­nant c’est trop tard. Il fal­lait y pen­ser avant.

Tous ces his­toires emmê­lées – réelles ou ima­gi­naires – nous construisent ou détruisent. Et long­temps après, par­fois, nous com­pre­nons nos erreurs, nos erreurs de juge­ment. Les tra­vaux his­to­riques contra­rient tou­jours nos réac­tions épi­der­miques et affec­tives qui se déguisent sou­vent dans l’instant pré­sent, en pen­sée. Jamais ne devons oublier les dif­fi­ciles com­bats gagnés pour la liber­té grâce à la rai­son.

« Tremblez ! » Et nous trem­blons. Sous les trom­blons mal embou­chés de la suceuse poli­tique, « les faits parlent d’eux-mêmes », quoi d’mieux, idiote gamine, que de se ter­rer cla­que­mu­rés, c’est dan­ge­reux dehors, pour vivre heu­reux, vivons étroit, pour vivre heu­reux, vivons bor­nés, vivons gar­dés.

Merci à tous les par­ti­ci­pants et ren­dez-vous le 26 février pour la pro­chaine dis­sé­mi­na­tion !

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Source : trou­vée sur le site d’Yves Pagès, Pense-bête du 30 novembre 2015.