Le fermoir du livre n’est plus notre horizon
Le livre conçu comme un ensemble clos de mots, de phrases et de pages est certes encore le modèle qui prévaut actuellement sur un plan commercial, aussi bien pour l’édition papier que pour les nouveaux éditeurs numériques. Cependant, il s’éloigne de moi à la vitesse grand V, donnant toute sa validité au support d’écriture et de publication qu’est le numérique, dans le cadre d’un site.
L’ebook est un format clos qui permet de donner à lire soit un texte rédigé en continu en traitement de texte, soit une suite de textes publiés dans un premier temps sur le web et dont la cohérence et/ou la limitation en nombre de pages sont ainsi exposées. En cela, il est bel et bien une continuation du livre traditionnel sous une forme techniquement adaptée aux supports de lecture et de diffusion qui sont en train de se mettre en place ; il permet aux textes et à leurs auteurs d’exister dans un environnement technologique nouveau, où Internet occupe une place centrale.
Nous le savons désormais, le schéma qui a prévalu ces dernières années est en train d’être renversé : ce n’est plus l’auteur publié sur le net qui est « mort » s’il ne publie pas sur papier, c’est l’inverse qui sera bientôt vrai : un auteur publié uniquement sur papier et qui refusera des formats d’édition numérique n’aura guère de chances d’être lu hors du cadre de plus en plus réduit des lecteurs qui n’achèteront que des livres traditionnels – qu’on continuera sans doute à imprimer pendant un certain temps, difficile de prévoir dans quelles proportions.
Pourquoi le numérique, en tant qu’auteur ? Parce que ce que j’écris désormais n’est plus publiable sur papier, dans le cadre éditorial qui a prévalu ces dernières décennies (ce modèle n’est pas si ancien).
Ces derniers mois, j’ai ouvert plusieurs chantiers qui n’auraient pu voir le jour sans les outils et les ressources propres au numérique.
Grabschke est un récit composé directement à partir d’une série de photographies prises au cimetière du Père Lachaise et mises d’abord en ligne, sans texte, en 25 billets, suivis d’un ensemble de 26 textes qui ont vu le jour à partir des photos et dans une série de liens avec elles intégrés aux textes. Le texte de Grabschke est en soi un réseau numérique où la narration est totalement dépendante d’une interaction entre mots et images. Le lecteur doit ainsi régulièrement naviguer entre une page et une autre, dans un va-et-vient qui donne vie au récit lui-même. Pratiques d’écriture & de lecture impossibles sur le papier.
Le Pays inconnu est un journal de voyage rédigé au jour le jour à partir de photographies mises en ligne en même temps que les textes, l’écriture des textes dépendant directement de l’activité photographique et de la possibilité de mettre les photos en ligne. Il ne s’agissait pas en effet d’illustrations, mais bel et bien de la photographie comme vecteur nouveau autant de l’écriture que de la publication en ligne. Pratiques d’écriture & de lecture impossibles sur papier.
Le Roi des éditeurs, satire de l’édition traditionnelle, a été composé directement sur le net, à travers des envois quasi journaliers de tweets ensuite assemblés sur mon propre site (pas tous d’ailleurs, le texte complet est donc lisible sur Twitter et pas ailleurs). Un ensemble de « Chroniques du Moyen-Âge de l’édition » vient d’être édité chez Numeriklivres, ensemble comprenant de nombreux liens menant aux sources mêmes (articles en ligne sur le web) auxquelles se réfère le Roi dans ses tweets. Pratiques d’écriture & de lecture impossibles sur le papier.
De ces différentes expériences découle mon questionnement sur la pérennité du modèle encore fragile qu’est l’ebook, comme imitation du livre papier dans un contexte technologique différent. Nos pratiques nouvelles d’écriture et de publication en ligne peuvent-elles se satisfaire d’un nouvel « objet » clos, et si oui, dans quelles conditions exactement ? Ou faut-il envisager que nos récits auront leur existence dans un cadre plus souple, hors de toute réalité commerciale dont dépend directement l’objet livre ?
Je songe aujourd’hui à ces mots de Jacques Derrida dans La Dissémination, qui me semblent devoir nourrir notre réflexion actuelle sur l’espèce de défi que nous devons relever :
Le nouveau texte sans fin ni commencement ne se laisse maintenir ni contenir dans le fermoir du livre. Texte à perte de vue…
Texte initialement mis en ligne sur Oeuvres ouvertes (octobre 2011)
A reblogué ceci sur rhizomiques.