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Evidemment, pas question pour moi de donner ici une définition ou une théorie de l’écriture numérique, j’en serais bien incapable, plutôt proposer quelques axes de réflexion qui m’occupent ces derniers temps pour une discussion ouverte. Et puis surtout, idée centrale à mes yeux que l’écriture sur le web existe au présent, que le web littéraire c’est ce que les auteurs en font au quotidien, sur leur(s) blog(s), ce qui n’empêche pas qu’on doive dégager quelques lignes de force, dire ce que personnellement on veut faire ou ne pas faire (et on est à un moment-charnière selon moi).

– Depuis 2000 où j’ai créé mon premier site (comme on disait alors, et j’aime bien ce terme géographique), D’autres espaces, le blog est pour moi premier. C’est-à-dire qu’il n’y a pas eu le livre, et ensuite une présence ou activité sur le web, car je n’avais pas publié de livres papier à l’époque. Le blog est premier veut dire aussi que les textes qui y sont donnés à lire ne sont pas destinés initialement à devenir des livres: ils sont écrits pour le web, et cela change tout en vérité puisque l’écriture ne se déploie plus et ne s’articule plus en fonction d’un objet à composer par la suite. Ce qui s’écrit en ligne s’écrit donc en fonction de l’outil web, et pas à partir de paramètres extérieurs, qui seraient ceux des éditeurs et des auteurs dits « traditionnels ».

– L’écriture web constitue son propre champ littéraire, elle n’est certes pas coupée de ce qui se passe en dehors, mais elle ne dépend pas des critères littéraires extérieurs à son champ. La question du genre (nouvelle, roman, poésie) par exemple, n’est pas essentielle, combien de textes composés en ligne ne sont pas classifiables à l’aide des catégories régissant le champ littéraire traditionnel ? Il est fréquent que l’écriture web, dans une seule page, puisse naviguer entre différents genres, ou bien s’en dégage totalement. Il est également naturel que l’écriture se déploie avec des images (photos ou vidéos), qu’une nouvelle réalité littéraire naisse de cette libre association des supports. Il y a donc une autonomie du champ littéraire web qui me paraît forte, et qui correspond depuis le départ à une volonté des auteurs de sortir de la marchandisation généralisée de l’objet livre.

– Pour ces deux raisons (caractère premier du blog, autonomie de l’écriture web), les références constantes au livre ou à tout format clos (la revue par exemple comme rassemblement de textes), si elles sont inévitables puisque nous avons appris à lire avec ces objets, me paraissent inutiles quand il s’agit d’écriture web, surtout si celles-ci tendent dans certains cas à inscrire le blog dans un processus d’éditorialisation au bout duquel le livre serait la finalité même de cette écriture en ligne. Je suis sceptique – pour ne pas dire plus – quand je vois des auteurs présents sur le web – effacer des textes mis en ligne pour en faire un bouquin papier à la prochaine rentrée littéraire. L’écriture web n’existe vraiment qu’à travers un archivage en ligne. Le blog est premier veut dire aussi qu’il n’est pas effaçable, qu’il est oeuvre à part entière, avec sa police d’écriture, ses documents iconographiques, le rythme des mises en ligne, etc. Le blog n’est pas un brouillon de l’oeuvre qui serait le bouquin papier. L’oeuvre s’écrit en ligne, c’est son espace propre, et tout ce qui vient après (ebook, livre papier) est second voire secondaire. Je ne peux pas m’imaginer effacer le blog du voyage à Kerguelen si je devais en faire un jour un bouquin papier (ce que je n’exclus pas), car c’est là que s’est écrit le voyage, et pas ailleurs (les processus d’écriture étant donc bien centraux sur le web)

– Rompre avec ce que Léautaud appelle la littérature fabriquée (combien de Jules Renard aujourd’hui en librairie ?), préférer ce qu’il appelle en pensant à Stendhal écriture spontanée, naturelle, celle de son journal par exemple, pleine d’excroissances et de digressions, à la différence des petits romans proliférant à chaque rentrée littéraire. Loin de se détourner de la littérature d’avant le numérique, l’écriture web serait liée en profondeur à certains chantiers d’auteurs qui ne correspondaient pas aux attentes du public dans le cadre de l’industrie du livre apparue au dix-neuvième siècle. Ecritures qui se caractérisent par l’oubli de toute forme close dont elles dépendraient pour être lues, le web n’étant donc pas rupture totale avec ce qui l’a précédé, mais seulement avec le livre comme conditionnement de l’auteur dans une certaine ère industrielle de la littérature. Et quelle pitié de voir ces auteurs apparus dans les années 80-90 continuer à sortir leur petit bouquin de janvier ou de septembre, eux qui sont venus après les grands expérimentateurs du vingtième siècle (dont ils se réclament souvent), tout en s’enfermant dans un discours ringard sur le web littéraire, espace pour de nouvelles expérimentations s’ils voulaient (mais sans doute ont-ils d’autres soucis que purement littéraires…).

–  Toujours se poser la question de l’objet littéraire, hérité de l’impression papier, creuser cette question me paraît essentiel (elle est au coeur de la démarche numérique en vérité). A mon sens vouloir créer des objets sur le web comme s’il s’agissait pour les auteurs en ligne de prendre la relève de l’édition traditionnelle, me paraît une erreur (je sais de quoi je parle, j’en ai fait l’expérience pendant deux ans, entre 2009 et 2011). L’espace de création, c’est la page web, à quoi bon vouloir en quelque sorte la dépasser en cherchant à créer un objet qui lui serait supérieur parce que soi-disant pérenne, et surtout commercialisable ? Maintenant nous voyons les conséquences de cette démarche: de l’objet ebook payant il faudrait passer à la page web payante. Est-ce que le propre de l’écriture web n’est pas – comme certains journaux ou cahiers d’auteurs jadis – de proposer une lecture gratuite hors même de la question de tous les formats d’édition ? La page web n’est-elle pas essentiellement cahier choisi par son auteur, dans une totale liberté à l’égard de tout ce qui se passe dans le champ du commerce de la littérature ? Et n’est-ce pas pour cela qu’il faut valoriser sur le web toutes ces écritures du passé qui n’étaient pas destinées à devenir des objets de lecture, dans un oubli total du devenir-oeuvre, je pense bien sûr au Journal de Kafka ? Question difficile, sensible: le web, c’est aussi l’espace où l’écrivain peut se donner précisément pour tâche de ne pas exister sur le marché du livre: question littéraire mais aussi politique évidemment, jamais prise en compte dans certaines discussions savantes sur la littérature numérique. Ecrire sur le web, dès le départ, ça a toujours été un acte de résistance aux boutiquiers de la littérature, et je souhaite que cela continue.

– Dernier point assez complexe à traiter mais qui est, pour l’écriture web, enjeu majeur: celui du tissage des blogs d’écriture et de lecture, indispensable à la diffusion des textes. Trop de contraintes visant à protéger les éditeurs ont été appliquées au numérique (songeons aux DRM sur les ebooks), mais d’autres contraintes de lecture se sont progressivement mises en place, visant à canaliser la lecture sur certains points du web. Les disséminations que j’ai proposées ne sont pas gratuites, mais correspondent à une forme de lecture propre au web où les textes sont écrits, diffusés et lus librement. Cette lecture disséminée est une réponse à la nature même de l’écriture web, dispersée sur des blogs, mais qui ne peut exister que par des tissages, des passages entre blogs. Il y a un lire-voir-écrire le monde propre au web qui doit avoir également ses propres espaces de lecture ouverts. Je propose qu’on continue à réfléchir au développement de ces espaces, dans une forme d’autonomie réelle par rapport aux modèles d’écriture et de lecture traditionnels.

 

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